Olivier Merle, Urbi et orbi, Éditions de Fallois, Paris 2016
Considéré
comme le Messie d’Israël par ses disciples, Jésus de Nazareth
devait revenir à Jérusalem dans la foulée de sa résurrection pour
instaurer avec puissance et gloire le Royaume de Dieu au milieu du
Peuple élu libéré de l’occupation romaine. Mais il n’est pas
revenu et, désemparés, les disciples du crucifié se sont divisés
sur ce qui restait à espérer. La plupart se regroupèrent autour de
Jacques, frère de Jésus, pour continuer à attendre la Parousie
dans une pieuse fidélité à la Loi mosaïque et au Temple. Du côté
des Juifs hellénisés, l’apôtre Philippe et Barnabé, puis Paul
de Tarse converti sur la route de Damas, se lancèrent résolument
dans la mission de convertir au Christ leurs coreligionnaires de la
dispersion et les nations païennes. Cependant que la communauté
judéo-chrétienne de la Ville sainte s’étiola et finit par
disparaître, les pagano-chrétiens ne cessèrent d’essaimer. À la
suite de son précédent roman – « Le Fils de l’homme »,
chez le même éditeur –, Olivier Merle retrace l’improbable
chemin parcouru par ces premiers chrétiens, et montre comment une
secte strictement juive au départ a donné naissance à une religion
universelle dans le sillage des anciens prophètes d’Israël et de
Jésus.
Un
ouvrage passionnant et d’une écriture plaisante, qui conjugue avec
bonheur la créativité romanesque et – en dépit de quelques
points discutables – une exigeante rigueur scientifique aux plans
exégétique, historique et géographique. Le quotidien de l’époque
et les voyages apostoliques à travers le bassin méditerranéen y
sont minutieusement restitués, non sans pittoresque. Et les
pionniers de l’Église primitive, portés par des fidélités
socioreligieuses divergentes, apparaissent convaincants jusque dans
les excès de religiosité légaliste ou mystique de leurs principaux
dirigeants. Autre intérêt de ce roman : il soulève des
questions de fond qui interrogent aujourd’hui encore les croyants à
propos du contenu doctrinal de la foi chrétienne et des rites
qu’elle comporte. Contrairement à une conviction souvent véhiculée
par les Églises, le christianisme n’a pas été d’emblée et de
façon définitive établi par Jésus-Christ lui-même. C’est à
tâtons et à travers de graves conflits que l’Église des origines
a imaginé et bâti son avenir, ses croyances et ses institutions, et
s’est projetée au loin pour ne pas mourir dans son berceau à
Jérusalem.
La
circoncision, les interdits alimentaires et les règles de pureté
énoncés dans le Lévitique ont, en particulier, fait l’objet de
vives controverses entre les « nazoréens » –
appellation des disciples de Jésus antérieure à l’invention du
sobriquet « chrétien » dans la ville d’Antioche. Les
plus intransigeants d’entre eux estimaient non négociable le
respect de ces prescriptions constitutives de l’identité juive :
nul ne pouvait, selon eux, devenir disciple de Jésus sans se
soumettre à la Loi et se faire ainsi juif au préalable. À
l’opposé, la théologie élaborée par Paul affirmait haut et fort
que la foi dans le Christ et le baptême qui la ratifiait
dispensaient les néophytes nés païens des obligations rituelles de
la première Alliance – cet apôtre continuant, pour sa part,
à honorer cette Alliance alors que d’autres juifs convertis la
considéraient comme caduque. Le rejet progressif des chrétiens hors
des synagogues a clairement mis en évidence le caractère crucial
des enjeux religieux et sociaux de ces pratiques, et il s’est soldé
par le divorce définitif entre chrétiens et juifs avec l’émergence
du judaïsme rabbinique après la destruction du Temple par les
Romains en l’an 70.
Que
penser, aujourd’hui, des visions dont Paul prétendait tenir
directement son Évangile sans avoir à se référer aux traditions
rapportées par les témoins de la vie de Jésus ? Les
célébrations eucharistiques, d’une importance déterminante dans
l’histoire de l’Église, ont-elles vraiment évolué comme
indiqué dans le roman – de l’anticipation du banquet de la Fin
des temps, thème apocalyptique juif, à une transsubstantiation sans
doute marquée par les religions à mystères, le pain et le vin
étant transformés en corps et sang du Christ ? Et, question plus
pragmatique, est-il pertinent de vouloir copier le prosélytisme des
premiers chrétiens décrit dans ce roman, comme le prônent certains
courants confessionnels, en proclamant telles quelles l’ensemble
des doctrines prêchées au 1er
siècle ? Le rappel de la prodigieuse créativité paulinienne invite
à repenser et à réinventer la foi chrétienne et ses institutions
en rapport avec la culture et à la dimension du monde contemporain.
La Parole héritée ne peut en effet garder sa signification et sa
force originelles qu’en étant sans cesse réincarnée parmi les
hommes, redistribuée à nouveau, dans la fidélité à l’essentiel
et selon l’inédit de la vie.
En
conclusion, le retour sur la genèse du christianisme proposé par
Olivier Merle suggère que, pour annoncer et vivre l’Évangile, il
faut quitter les Villes saintes et les communautés qui se replient
sur elles-mêmes au nom d’un radicalisme identitaire sacralisé et
figé. Adieu Jérusalem ! Et adieu Rome quand elle s’affiche
phare des vestiges de feu la chrétienté et bastion d’un
catholicisme autocentré plus « romain » que
« catholique » (au sens d’« universel ») !
À l’exemple de Paul et avec tous les passionnés d’Évangile
dans les Églises et au-dehors, il faut aller plus loin…
Jean-Marie
Kohler
<www.recherche-plurielle.net>
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